Dimanche, Fenerbahçe s'élancera depuis la rive asiatique d'Istanbul à l'assaut de l'antre de Galatasaray, la Türk Telekom Arena, sur la rive européenne de la ville. A l'aller, les "Canaris", invaincus à domicile face aux "Lions" depuis 17 ans, s'étaient imposés 2 à 0.
Comme à chaque fois, des dizaines de milliers de supporters impatients d'en découdre répondront présent (le record d'affluence est de 71.000 en 2003), des millions de téléspectateurs retiendront leur souffle, et la police sera sur les dents.
"C'est la guerre", lâche Yakup Altinisik, 37 ans, membre du principal groupe de fans de Galatasaray, les UltrAslan. "Tu peux rater le titre, mais pas le derby. Et si tu rates les deux, c'est comme si ta femme te trompait et obtenait la garde des enfants", dit-il.
"La pression commence à monter au moins un mois avant le match", raconte Erden Kosova, 44 ans, co-fondateur du groupe ultra Vamos Bien, à Fenerbahçe. "J'essaie de repousser le stress jusqu'à la dernière minute. Le jour du match, j'ai la tête qui bourdonne".
La rivalité entre Galatasaray, 20 fois champion de Turquie, et Fenerbahçe, 19 titres au compteur, plonge ses racines dans l'histoire du pays et est entretenue par la géographie d'Istanbul.
Le détroit du Bosphore maintient en effet une frontière naturelle entre les deux ennemis, obligeant les visiteurs à un trajet qui peut s'apparenter à une manoeuvre d'invasion, surtout lorsqu'ils débarquent en ferry depuis l'autre rive en rugissant des chants martiaux.
'Folie collective'
Les deux clubs ont d'ailleurs chacun leur "événement fondateur" lié à la Guerre d'indépendance turque menée par Mustafa Kemal contre les puissances européennes, après la chute de l'Empire ottoman.
Fenerbahçe rappelle que ses joueurs ont convoyé des caisses d'armes vers l'Anatolie pour soutenir l'effort de guerre. Ce à quoi Galatasaray, fondé en 1905, deux ans avant Fenerbahçe, rétorque qu'il est le premier club turc à avoir affronté les Européens sur un terrain.
Si Besiktas s'est imposé dans les années 90 comme le troisième géant d'Istanbul, le derby Galatasaray-Fenerbahçe se distingue par "l'ampleur de la folie collective qu'il suscite", relève l'écrivain turc Tanil Bora.
À ses débuts, Galatasaray était perçu comme le club de l'élite ottomane occidentalisée, tandis que Fenerbahçe était l'équipe d'une bourgeoisie industrieuse tournée vers l'Anatolie, des distinctions effacées aujourd'hui.
L'opposition est désormais plus philosophique et s'exprime par des valeurs et des styles opposés : Galatasaray est adepte d'un jeu rationnel, à l'allemande. Fenerbahçe encourage l'expression des individualités. "On veut de la magie", résume Erden Kosova.
Les deux équipes se sont en outre développées autour de deux établissements scolaires rivaux : Galatasaray autour de l'influent lycée francophone éponyme situé dans le district de Beyoglu; Fenerbahçe autour du lycée Saint-Joseph, dans le district de Kadiköy.
Cet ancrage territorial est manifeste pour Fenerbahçe : la principale artère de Kadiköy, l'avenue de Bagdad, se tapisse de jaune et de bleu avant chaque derby. Il est moins marqué pour Galatasaray, mais ses supporters sont les plus nombreux à l'échelle du pays, selon les sondages.
'Postérité'
Dans cette lutte séculaire, Fenerbahçe a connu son âge d'or dans les années 70/80. La décennie suivante appartient à Galatasaray, qui l'a parachevée en décrochant une C3 en 2000, l'unique titre européen remporté par un club turc à ce jour.
Le "derby d'Istanbul" a aussi connu des épisodes sanglants, avec des batailles rangées entre supporters armés jusqu'aux dents. Mais les autorités ont pris plusieurs mesures dans les années 90, puis après les manifestations de Gezi en 2013 pour mettre les stades au pas.
Malgré cela, les arènes turques restent parmi les plus bouillantes au monde. Et avec des médias qui font monter la sauce plusieurs semaines en amont du derby, la pression est énorme pour les joueurs et les entraîneurs.
Le technicien néerlandais de Fenerbahçe, Dick Advocaat, a ainsi exhorté ses troupes à tout donner dimanche : "Cette rencontre sera l'une des batailles qui passeront à la postérité", a-t-il lancé. Un chapitre qui s'ajoutera à l'épopée de la ville.
Il y a mille ans, rappelle Tanil Bora, des factions se déchiraient à Byzance pour les courses de chars, "la grande passion à l'époque". D'un côté, les Bleus, propriétaires proches du pouvoir. De l'autre, les Verts, commerçants et artisans.
Le signe, pour l'écrivain, que "cette ville a le derby dans le sang".