Il y a quelques années, Wayne Rooney avait clamé son désir farouche de battre Liverpool.
Peut-être plus que Manchester City. Peut-être plus qu’Arsenal, aussi. La sortie de l’attaquant anglais n’avait étonné personne parce que c’est un enfant d’Everton, mais Rooney personnifiiait aussi ce qu’est Manchester United, un club dont il était le roi, et son discours contre les Reds avait tout pour charmer le peuple d’Old Trafford. C’était un appel à l’histoire. Et les aversions nourrissent l’histoire.
Rooney, né à Croxteth, un quartier Est de Liverpool, n'est plus dans ces batailles. Mais il aura forcément un œil sur le big game du weekend. Il y a quatre ans, il était entré dans l'histoire du club en battant le record du mythique Bobby Charlton. Pour lui, un succès de United éveillerait le souvenir d'une belle époque, cette époque-là. La sienne. Mais pour les acteurs d'aujourd'hui, ce sera un peu plus que cela...
Un canal et les Beatles, jalousies réciproques
L’appellation de ce classique, le 'Derby of England', se suffit à elle-même pour mesurer sa portée dans le paysage du football anglais. Au contraire d’un Clasico espagnol, la notion de derby n’a rien d’une usurpation pour deux villes distancées de 55 kilomètres, et qui ont écrit les plus belles pages du pays sur les scènes nationales et européennes.
Dans les clubs qui comptent en Angleterre, deux oppositions isolent Liverpool et United du reste : le contraste géographique de ces cités du nord-ouest avec l’éclat de Londres, au sud (Arsenal, Chelsea, Tottenham et une bonne dizaine de clubs professionnels), et le poids du passé contre les nouveaux-riches du pays (Chelsea, encore, et surtout Manchester City).
Les deux entités se ressemblent sur de nombreux points, mais ces similitudes ne les rassemblent pas. C’est une autre curiosité. Car avant de s’affronter sportivement, Manchester - dont United a longtemps été l’étendard - et Liverpool baignent surtout dans le même bassin industriel, et cette atmosphère se répercute dans leurs passions communes. Le football n’en est qu’une parmi d’autres, comme la musique. Liverpool a ses Beatles. Manchester a les Bee Gees, ou Oasis. Si l’on dit de l’Angleterre qu’elle est le berceau de la culture populaire, Liverpool et Manchester y ont une place particulière. Pour les deux anciennes agglomérations du Lancashire, il est aussi question de suprématie sur ce terrain qui dicte le quotidien des Britanniques.
Avant cette lutte contemporaine, Manchester avait attisé les braises en se détachant économiquement de son voisin avec l’ouverture d’un canal, le Manchester Ship Canal, pour le transport de ses marchandises (le coton, notamment). Nous sommes au 19ème siècle, en 1894, et c’est ici que se situe le point de rupture entre les habitants des deux villes. Pour se libérer des taxes portuaires, Manchester avait marqué son indépendance en évitant le fameux port de Liverpool. L’épisode a traversé les générations…
Ferguson, Liverpool et son "putain de perchoir"
Comme le foot se marie à la société de l’autre côté de la Manche, cette jalousie de proximité s’est déplacée sur le terrain du sport roi, au gré de leurs exploits. Man United a rattrapé (et doublé) son ennemi en Premier League pour mener la danse (depuis peu), avec 20 titres contre 18 pour les Reds, mais le club de la Mersey a empilé 6 Champions League dans sa vitrine, contre 3 pour les Red Devils. Bref, ces deux-là ont souvent nagé dans les mêmes eaux, et il y a quelques années de cela, ils se rejoignaient encore dans leur désir de retrouver les sommets du football anglais. Mais ce n'est plus le cas aujourd'hui. La charismatique Jürgen Klopp a refait de Liverpool une référence, loin, très loin de ce qu'est devenu United, qui n'a jamais été aussi bas depuis trente ans.
En remontant le temps justement, il faut concéder, aussi, que la comparaison aurait un peu moins de sens si l’ère Ferguson n’avait pas permis à United de combler son retard. L’Ecossais a posé ses valises à Manchester en 1986. Avant ses faits d’arme, il avait une gouaille qui le fit entrer dans les cœurs. Un soir d’automne, il avait ainsi lâché, avec aplomb, une de ces phrases qui font son personnage. "Nous allons faire descendre Liverpool de son p**** de perchoir !". Les Reds comptaient alors neuf titres de plus que leur rival, et Ferguson n’était pas encore Sir Alex...
L'instant d'un derby efface tout, même la photographie du moment
Comme tous les derbies, les United-Liverpool ont cette saveur épicée qui les rend appétissants, mais la frontière entre l’anecdote piquante et la pensée nauséabonde est parfois ténue. Eric Cantona, par exemple, avait ce petit quelque chose dans l’attitude pour émoustiller la foule d’Old Trafford. Il est devenu le King au terme de la saison 1992-1993, lorsque United est remonté sur le toit de l’Angleterre après 26 ans de disette. Cantona était comme ça. Dans les grands combats qui l’opposaient à Liverpool, le Frenchie a toujours gardé son allure chevaleresque. Une image reste dans toutes les mémoires, comme une photographie, un instantané de ce qu'uil dégageait. De retour de ses 8 mois de suspension (pour son kung fu sur un supporter de Palace), le 1er octobre 1995 et contre Liverpool, il inscrit un but sur pénalty et délivre une passe décisive pour Nicky Butt. Score final 2-2, une Marseillaise retentissante dans les travées et des quolibets vite remballés par les fans de Liverpool.
Mais ces chocs ne se sont pas toujours déroulés dans les règles de l’art, et la bassesse se substitue parfois à la noblesse d’une joute féroce. En Angleterre, le talent de Luis Suarez a fait des ravages, mais l'Uruguayen du Barça passé par Liverpool avait montré l'une de ses facettes sombres en écopant de 8 matches de suspension pour avoir proféré des mots racistes à l’encontre de Patrice Evra, avant que le Français et quelques autres Mancuniens ne refusent de lui serrer la main lors du match retour. À cela s’ajoutent les épisodes dramatiques traversés par les deux rivaux, et bafoués, aujourd’hui, sur l’autel de l’animosité. Le club mancunien avait été victime d’un crash aérien qui engendra 23 morts en 1958, et l’écurie des Scousers a été frappée par les tragédies du Heysel (39 morts), en Belgique, et de Hillsborough (96 morts). La détestation a pu prendre des proportions inquiétantes lorsque les supporters des deux camps ont froissé ces tristes pages de l’histoire en clamant des chants pour faire référence à ces tragédies, et déstabiliser l’autre camp…
Tout cela résume la singularité de ce derby.
Car la vérité, c'est que la substance de ces matches-là peut tout balayer, y compris la photographie du moment. Après un début de saison canon matérialisé par un sans-faute (8 victoires en 8 matches), l'équipe de Jürgen Klopp est consciente que les états de forme et le classement n'ont pas leur place dans ce type d'affrontements. À l'instant T, le fait est qu'elle n'est pas dans le même monde que son adversaire, piteux 14ème de Premier League. Mais elle devra l'oublier elle aussi. Il le faudra. Comme il faudra que les Red Devils tentent d'apprivoiser le contexte pour mieux s'en servir.
Au final, Manchester United et de Liverpool se retrouveront avec l’appétence de deux clubs conquérants et revanchards, portés par le vent de la révolte - l'un pour reconquérir l’Angleterre, l'autre pour atténuer un sentiment de honte, le temps d'un après-midi, à défaut de l'effacer. Deux clubs obnubilés par leur rivalité. Deux clubs qui se maudissent pour s’étalonner, et grandir. Deux clubs qui ont besoin l’un de l’autre, finalement, comme l’a parfois rappelé Sir Alex Ferguson. Avant de prendre sa retraite, l’Ecossais l’avait marmonné : "Ça ne changera jamais"…