C'est dans le poids de l'histoire, toujours, que la culture foot d'un pays se mesure le plus. Et l'Italie est un pays de foot. Comme l'Angleterre, elle se plait à cajoler le passé pour expliquer le présent. De l'autre côté des Alples, le Torino a toujours été une place forte. Parce qu'il est le club doyen du football italien, héritier de l'Internazionale Torino, déjà, mais aussi et surtout parce que son histoire ne ressemble à aucune autre.
Le destin brisé du Grande Torino
Arrivé en grande pompe l'été dernier, Cristiano Ronaldo a rapidement pu constater l'effervescence du Derby della Mole qui oppose la Juve au Torino. Un bon élève apprend toujours ses classiques, et Cristiano en est un. "L'un des intendants m'a dit : 's'il vous plaît, vous devez gagner, sinon, ma grand-mère...'. J'ai appris que les fans de la Juventus refusaient de perdre deux matches : contre l'Inter et le Torino", a-t-il confié dans les colonnes de Tuttosport, cette semaine. Dans les faits, ce derby de Turin est pourtant plus important pour le Torino - dit le Toro - que pour la Vieille Dame, habituée à regarder son voisin de haut en faisant tourner, ces dernières années. Ces deux-là se détestent mais ne l'expriment pas de la même façon. Or, la Juve est bien l'une des seules équipes (avec la Lazio) à ne pas avoir une tendresse particulière pour le Torino.
Sans avoir l'éclat et la résonnance des autres cadors du Nord, le Toro a un passé bien lourd. C'est un club qui a brillé très vite. Après un premier Scudetto au début du siècle dernier (1927-28), le Toro, emmené par l'immense Valentino Mazzola, a empilé les sacres entre 1943 et 1949. Cinq titres de champion au total, un juste avant et quatre après les deux années de disette engendrées par la seconde guerre mondiale. Au terme de cette décennie, le Toro est devenu le "Grande Torino". Son palmarès était le plus garni du pays derrière celui de la Juve. Mais cette période faste a pris fin brusquement dans une tragédie qui fait date en Italie : le Superga.
En 1949, les champions prennent le vol spécial Avio-Linee Italiane au-dessus de la colline de Superga, culminant à plus de 600 mètres à l'Est de la ville, avant que l'appareil ne s'écrase. Le crash provoque 31 morts, dont presque toute l'équipe. L'image du Torino a toujours été liée à ces photographies. Elles éveillent une multitude de sentiments. L'estime, l'affection, la douleur. "Le Torino a une bonne équipe actuellement, mais son histoire est si importante et prestigieuse", souligne Romeo Agresti, correspondant de la Juventus pour Goal. "Le Superga en 1949 a été une immense tragédie et pour cette raison, tout le monde respecte ce club, ici comme à l'étranger". Aujourd'hui encore, dans la presse transalpine, le Grande Torino devance le Milan d'Arrigo Sacchi et les grands crus de la Juve ou de l'Inter au petit jeu des sondages visant à élire la plus belle équipe italienne de tous les temps.
Antithèse de la Juve
Après ce drame, le Torino a mis du temps à se reconstruire et à dû attendre les années 70 pour retrouver les sommets, mais depuis la campagne 1975-76, plus aucune trace d'un Scudetto. Juste des bas, quelques pics de joie, et une éternelle rengaine. Cela n'a pas empêché Ruben Slagter, journaliste néerlandais à Eurosport, de tomber amoureux du club il y a quelques années. "Pour moi, il faut qu'il y ait une âme, quelque chose à raconter", explique-t-il pour Goal. "La légende du grande Torino est incroyable. Tous les clubs, à part la Juve, font honneur à ça, pas que les supporters, les joueurs et les autres clubs aussi. Ces dernières années à chaque fois que le Napoli venait au Torino il y avait Sarri qui allait sur la colline où l'avion s'est écrasé pour mettre des fleurs pour le Grande Torino. Entre ce drame dans les années 40, ce maillot grenat qui me parlait énormément, et tous ces supporters qui ont une sorte de fatalisme que je trouvais très drôle. On n'y croit jamais en fait, quand on commence à y croire, on perd...".
Magnifié par son passé, le Torino est devenu une sorte de loser magnifique au fil des années - par ses résultats, plus que par son jeu. C'est sa nouvelle réalité. Mais cette posture n'abîme pas son pouvoir de séduction, au contraire. Tout ou presque l'oppose à l'autre monument de la ville. "Il y a une grande rivalité, car à Turin, les amoureux du Torino sont plus nombreux que ceux de la Juventus. Et l’histoire entre les deux clubs est complètement différente. Il y a plusieurs oppositions : pauvre contre riche, coeur contre pouvoir. Les fans du Torino détestent la tradition de la Juventus, ils pensent que la Vieille Dame est un club arrogant", explique Romeo Agresti.
Bien-sûr, il serait réducteur de placer la Juve dans la case de l'équipe riche, froide et sans âme, mais pour faire un bon film, il faut un bon casting. Et des rôles clairs. C'est la règle. Le Derby della Mole n'y déroge pas. Ruben Slagter n'a pas oublié l'une des rares victoires récentes du Toro dans le derby. C'était il y a trois ans. "On a visité le stade du Toro, avec une ambiance très années 80. Le Toro a gagné ce jour-là, un miracle car c'était la seule victoire du Toro dans le derby ces 25 dernières années. C'était la fête absolue ! J'ai vu des gens avec des cercueils avec le logo de la Juve".
La Juve reçoit le Torino entre les deux matchs contre @AS_Monaco.
— Planete ASM (@planeteasmfr) 21 avril 2017
Un petit coup de fil d'Assasin's Glik à ses anciens partenaires ? pic.twitter.com/66Aa1qgB7d
Quand les tifosi de la Juve préfèrent malgré tout se payer l'Inter dans le derby d'Italia, ceux du Torino gardent la même animosité contre un champion qui fait la pluie et le beau temps au pays depuis six ans. Kamil Glik peut l'attester. Le défenseur de l'AS Monaco était devenu la coqueluche du Stadio Olimpico Grande Torino, plus encore que des locaux qu'on ne présente plus comme Immobile, Quagliarella ou Bellotti. Cela n'a rien d'un hasard : le Polonais, exclu deux fois contre la Juve, a collectionné les cartons dans ces matches volcaniques.
La magie d'un derby
Moins politique que le derby romain, moins tape-à-l'œil que le derby de la Madonnina (Milan), ce Derby della Mole diffuse toujours la même ébullition. On aime le Toro comme l'Atlético d'une époque en Espagne pour ses imperfections et ses désillusions. On l'aime aussi comme Liverpool ou Manchester United en Angleterre, par devoir de mémoire. En face, la Juve a connu ses difficultés, elle aussi, mais elle n'est pas dans le même créneau. On l'aime au moins autant pour ce qu'elle fait que pour ce qu'elle est. Romeo Agresti conclut : "Ce sont deux mondes complètement différents". Reste à savoir si les rôles seront redistribués, le temps d'un instant. Pour cela, il faudrait que le temps se suspende, justement. Mais c'est aussi ça, la magie d'un derby.